La plénitude du silence
Sa haute silhouette élancée m’interpelle : « Viens, viens auprès de moi voir qui repose à mes pieds ! ». Son port majestueux, son allure fière et droite m’attirent, m’invitent à le rejoindre. Mes pas se dirigent vers lui alors que mon regard suit le doux balancement de sa cime, pointant de sa hauteur comme un ailleurs, une autre vie, promesse d’un infini bien au-delà du ciel. Tel le phare signalant aux marins la proximité du port, mon ami le cyprès est le repère manifeste de la présence d’une stèle, sépulture isolée dans un coin de jardin ou bien d’un cimetière en bordure de route. Cette mort signalée me demeure familière, souvenir du temps de mon enfance, où, de retour de l’école, nous traversions chaque jour un grand cimetière planté de nobles arbres dont les senteurs boisées avaient l’odeur des forêts. Ces lieux apprivoisés sont omniprésents dans le vieux Bursa. Les petites stèles mortuaires ou les grands mausolées s’intègrent au paysage urbain au point de devenir simple décor de la vie quotidienne. |
Les passants y sont indifférents ou bien saluent au passage ceux qui reposent en terre « Que la Paix soit sur vous Ô habitants des tombes ». Certains s’arrêtent plus longtemps et récitent la Fatiha pour l’âme des défunts. D’autres encore trouvent refuge dans l’enceinte du mausolée d’un maître spirituel et lisent pour lui la Sourate Yassin et invoquent dans le secret de leur cœur. Viennent-ils y trouver une source de paix, un réconfort, une prière? Peu importe, ces instants dans ces lieux sont entre parenthèses, pauses offertes aux vivants pour se souvenir des disparus, méditer sur le sens de la vie, du temps qui passe, sur Dieu et la destinée des âmes.
Jamais pourtant le visage de la mort n’apparait sombre ni laid. La sobriété des sépultures musulmanes se permettant ici un écart de fantaisie du décor, les pierres tombales ont un petit air charmant et sont là pour interpeler les vivants. Généralement placées de façon à être vues des passants, leurs inscriptions, qui font face au chemin, portent le nom du défunt et un appel à lire la Fatiha pour son âme et à lui faire des invocations. Les plus pittoresques sont les vieilles stèles ottomanes surmontées d’un couvre-chef enturbanné. Elles me font penser à des marionnettes dont le bâton de bois simplifie le modelé du corps et où l’expression se concentre sur les têtes de chiffon. Ici la variété des formes de turbans et coiffures nous parlent d’autrefois, des guildes de métiers, des voies soufies, des fonctions hiérarchiques et, à défaut d’en connaitre toute l’explication, nous laisse le loisir de les interpréter selon notre imagination.
Dans ces cimetières, la vie s’invite, se mêle aux lits des défunts. Les chats y trouvent refuge tout comme les escargots qui aiment à grimper au sommet des coiffures de pierre et se laisser lentement glisser sur la pente raide. Les herbes folles se frayent un chemin parmi les stèles, occupent les moindres brèches de roche, jouent avec le vent dans une danse ondulée. Les rosiers, broderies de fleurs sauvages, s’agrippent aux colonnes, les embrassent, laissant la trace rouge de leur baiser se fondre avec le gris des pierres. Mais le maître des lieux, le fier gardien du repos des défunts est bien mon ami le cyprès avec son feuillage toujours vert et son odeur d’encens.
Que sont devenues les âmes ? Dans quel lieu infini leur vie se poursuit-elle ? Ecoutons le poète Jallal ad Din Rumi et laissons-nous emporter…
Tu étais mort, mais ton regard a contemplé l’univers de l’âme
Quand tu ressusciteras, tu sauras désormais comment il faut vivre.
Celui qui, comme Enoch, est mort puis est revenu sur terre,
Enseigne dans le royaume céleste et connaît les choses invisibles.
Viens, dis-moi par quel chemin tu es sorti de ce monde,
Et de l’autre côté aussi, par quelle invisible route tu es revenu ici-bas ?
C’est un chemin sur lequel s’envolent chaque nuit toutes les âmes ;
De ville en ville, toutes les cages se vident d’oiseaux pendant la nuit.
Quand les pattes de l’oiseau sont liées, il ne s’envole pas au loin,
Il n’arrive pas au ciel, il ne parvient pas à décrire des cercles dans les airs ;
Quand, par la mort, il brise ses attaches et s’envole,
Il découvre la réalité et le secret de toutes choses.
Garde le silence car le monde du silence est une plénitude ;
Ne bas pas du tambour de la parole ; la parole n’est qu’un tambour vide.
Tu étais mort, mais ton regard a contemplé l’univers de l’âme
Quand tu ressusciteras, tu sauras désormais comment il faut vivre.
Celui qui, comme Enoch, est mort puis est revenu sur terre,
Enseigne dans le royaume céleste et connaît les choses invisibles.
Viens, dis-moi par quel chemin tu es sorti de ce monde,
Et de l’autre côté aussi, par quelle invisible route tu es revenu ici-bas ?
C’est un chemin sur lequel s’envolent chaque nuit toutes les âmes ;
De ville en ville, toutes les cages se vident d’oiseaux pendant la nuit.
Quand les pattes de l’oiseau sont liées, il ne s’envole pas au loin,
Il n’arrive pas au ciel, il ne parvient pas à décrire des cercles dans les airs ;
Quand, par la mort, il brise ses attaches et s’envole,
Il découvre la réalité et le secret de toutes choses.
Garde le silence car le monde du silence est une plénitude ;
Ne bas pas du tambour de la parole ; la parole n’est qu’un tambour vide.